ORA PRO NOBIS, SEIGNEUR DON QUICHOTTE
Chère soeur, cher frère, chère amie, cher ami,
Il se passe des choses chez moi, chez nous,
Il y a encore quelques jours, les gens de mon village courbaient le dos face à l’inconnu,
Vénéraient la nature, se prosternaient,
Chantaient la même chanson en famille,
Puis, à vingt et une heures, dans un rituel sacré,
Les mains jointes, applaudissaient le courage des guerriers
Qui, au combat et sans armes, protégeaient nos pères, nos mères,
Nos fils, nos frères, nos familles.
Au petit matin, les nouvelles tempétueuses nous intimaient un repli
Qui ouvrait les portes à la contemplation
D’un ciel bleu,
D’un soleil jaune
Et d’un vert qui, comme disait le poète, chaque jour se teintait de toutes les couleurs.
Un grain de riz était un festin ;
Une goutte d’eau un torrent de bonheur.
Hantés par la crainte de la mort,
Nous étions remplis d’espoir par
La lumière d’un dieu qui nous rendait la paix.
Maintenant que l’heure de la vigilance est passée,
Notre corps s’est redressé.
Tout a recommencé :
La course vers le succès,
Les deux pieds sur l’accélérateur,
Pour convoiter sans plus de répit la vie nouvelle,
Sans rien abandonner de celle d’avant.
L’utopie cède sa place,
La vie renoue avec ses devoirs.
Fini le silence des étoiles.
Où sont passés les ballets d’oiseaux
Qui dessinaient dans le ciel les cils des yeux souverains ?
Les dauphins des canaux de Venise,
Les cerfs, les sangliers, les loups et les canards
Qui défilaient dans les rues des grandes capitales ?
Où sont passées les muses de la source d’Hippocrène,
Mes soeurs les baleines, mes frères les félins,
Pégase et son coup de sabot auraient à nouveau révélé notre soif de pouvoir
Et notre stérile volonté de dominer la nature ?
Et si tout ce précieux silence n’était qu’une confusion,
Un rêve, un songe, une illusion, une fiction ?
La sagesse de Sigismond nous console dans son enfermement :
A reinar, fortuna, vamos
no me despiertes, si duermo,
y si es verdad, no me duermas.
Màs, sea verdad o sueño,
obrar bien es lo que importa.
Allons, Fortune, allons ;
Et si je dors, ne me réveille pas, et si je veille,
Ne me replonge pas dans le sommeil !
Mais que tout cela soit une vérité ou un rêve,
L’essentiel est de se bien conduire.
L’essentiel est de se bien conduire !
Et si le rite de vingt et une heures,
Était une expérience émue et commune,
Un chant du poète et du philosophe,
Du scientifique et du politique,
Du fantaisiste et du scrupuleux,
Du grand-père et du petit-fils,
De la courtisane et de l’archiprêtre,
De l’abuseur et de la sirène,
Du boursicoteur et du profiteur ?
La voix lointaine et impérissable du poète nicaraguayen,
Ruben Dario, chante ces quelques vers :
Ora pro nobis, notre Seigneur Don Quichotte,
Nous avons besoin de magiques roses
Et de sublimes bouquets de laurier.
Pro nobis ora, grand Seigneur…
Pour nous intercède, supplie pour nous,
Puisque nous sommes déjà presque sans sève,
Sans âme, sans vie, sans lumière,
sans Quichotte
Sans pieds, sans ailes, sans Sancho et sans Dieu.
Oui !
Ora pro nobis, Seigneur Don Quichotte.
Pour tes acteurs, tes chanteurs, tes poètes,
Tes bardes et tes fous ;
Pour notre Dulcinea de Renens et del Toboso,
Pour Antigone, Béatrice et Psyché ;
Pour elle qui est la plus belle,
Et pour lui qui est le plus beau.
Ora pro nobis, Seigneur Don Quichotte,
Pour nos rêves, nos poèmes,
Pour l’eau, et les montagnes,
Pour Orphée et les mystères dionysiaques,
Pour les innombrables aïeux qui convergent en nous ;
Pour les Contes des contes au printemps, en automne,
En hiver et les fables, pour la prose et la rime,
Pour le rossignol qui chante au grenadier, là-bas.
Pour les claques chez Feydeau et les fleurs d’Algernon ;
Pour l’arbre qu’ensemble nous allons planter
Aux dernières lueurs de cet étrange été ;
Je, tu, lui, vous, nous tous allons prendre le pinceau
Pour peindre la première essence d’une forêt nouvelle ;
Pour notre tartine au Cenovis,
Pour la soupe de Lucie et de Dimitri et aussi pour leur daal,
Pour l’eau-de-vie et l’eau-de-là,
Pour le feu et notre flamme,
Pour notre voyage à Ithaque,
Pro nobis ora, Seigneur Don Quichotte.
Pour que toutes nos lunes soient des lunes de miel,
Pour que les mensonges ressemblent aux mensonges,
Pour que la fin du monde nous surprenne en dansant,
Pour que le coeur jamais ne se démode ;
Pour que l’ins-pirateur d’Isabel retrouve l’antidote ;
Pour la maquette de Chingo,
Les lumières de Marc-Étienne,
Pour Thalès de Milet,
Pierre-Alain et Florence,
Et tous les autres complices
Que je n’oublie pas
Qui sont les garants
De notre pain et de notre eau ;
Pour que le calendrier ne se couvre que des masques
De Brighella, Pantalon et Arlequin,
Pour nos rendez-vous et mille autres moments ;
Chère soeur, cher frère, chère amie, cher ami,
Quand tu me tends la main ici, au théâtre,
Mes pas sont plus légers ;
Quand tu traverses la porte de notre maison,
La nuit est aurore,
L’obscurité du monde un feu d’artifices,
Mon coeur déborde de fierté !
Omar Porras