Je continue à croire que les rêves sont le coeur sacré de notre imagination, qu’ils sont comme les murs peints d’une grotte primitive où habite encore l’âme bienveillante d’une créature mythologique qui révèle le chemin de notre existence et dicte le chant de l’univers.
Cupidon, Walkyrie, Ariel, Vénus, Quetzalcóatl ou Dieu, ces entités invisibles sont les trésors que nous a laissés la tradition. Apulée, Plaute, Virgile, Shakespeare, Molière ou Ramuz, tous nous ont transmis en forme de récits les valeurs éternelles qui sont au centre de notre vie.
Mais la vitesse colossale de notre époque, les pratiques modernes d’un monde réduit à la rentabilité et à une pensée aux mécanismes mercantiles nous ont orientés vers un ordre nouveau, sans volonté transcendantale, où les valeurs sont dénaturées.
Nous éloignons-nous de toute croyance, de toute philosophie, de toute poésie ?
Où est passé le sens du rituel, de la magie, de la foi et du surnaturel ?
Où sont passés les Nymphes et les Satyres, les Dryades et les Faunes des bois prospères et le diadème du Roi Obéron ? Où s’est endormi notre esprit d’exaltation ?
Le poète Keats, dans L’Ode à un rossignol, évoque « les magiques rayons perdus. » Je suis convaincu que l’art en est la célébration, qu’il nous aide à retrouver ces « rayons perdus », et que nous pouvons tous, artistes et spectateurs, courtiser ces mystères et ensorceler la réalité avec nos puissantes conjurations poétiques.
Le théâtre est une caverne où le poète continue à veiller et à sauvegarder la dignité du surnaturel ; un espace qui nous permet de voir le monde avec moins de méfiance, mais avec plus d’espérance, pour ne pas succomber au carnaval moderne de la frivolité.
Je crois aussi que l’art, et en l’occurrence le théâtre, est un véhicule qui nous aide à révéler l’origine de nos racines, de nos mythes. Au centre de cette frénétique, mais fascinante ère de la communication, nous nous devons d’entendre la voix profonde de ces croyances collectives qui sont porteuses en leur sein du génie infini de la création propre à déjouer l’esprit individualiste qui entraîne l’homme à avancer contre l’homme, avec l’arme démoniaque de l’intolérance et du terrorisme.
Car si la réalité quotidienne est devenue hostile, la vie sur scène est allusive, enchantée et pleine de prodiges. Les poètes portent dans leur âme la foi innocente de l’enfant ; ils ont la vertu et la capacité de croire et de faire exister l’inexistant ; ils captent par un mouvement secret de l’esprit les énigmes de l’univers.
Si Hölderlin annonçait déjà au début du XIXe siècle le retour à l’ivresse créatrice et a comparé les poètes aux prêtres du dieu de la vigne, s’il a aussi annoncé le retour de l’âge des héros, des oracles de l’innocence et de l’amitié, nous voulons que ces contes de fées, ces fables, ces métaphores, ces poèmes et cette musique dont il fait l’apologie constituent la pierre angulaire de notre théâtre.
Il ne s’agit pas de s’endormir dans la nostalgie du passé, mais plutôt d’éveiller une nostalgie enthousiaste de l’aventure, de l’utopie de l’avenir, car si le monde nous semble imparfait, les prodiges du théâtre et la générosité de notre imaginaire nous aident à le réinventer.
Voici à peine un an que je suis arrivé dans cette maison qui porte en elle une histoire de création collective entre des artistes et un public.
Un an seulement et nous avons déjà bien cheminé ensemble, avec vous spectateurs, partenaires, collectivités publiques, collègues, d’ici et d’ailleurs.
Un an à peine et notre temple de l’art dramatique de l’Ouest lausannois a été représenté par ses ambassadeurs, poèmes et artistes, dans 21 villes, parcourant depuis Renens plus de 25’000 kilomètres entre la Suisse, la France et l’Amérique du Sud avec 104 représentations en tournée en un voyage fabuleux qui nous semblait inimaginable quelques mois plus tôt.
Voici le début de notre aventure : nous réinventons dans le sens et l’esprit des bâtisseurs de ces murs qui ont fait d’une ancienne usine à gaz un théâtre du service public exemplaire, un lieu sublime de création et de rencontres !
Avec cette première saison de direction, le public a pu rencontrer non seulement un directeur et son équipe, mais aussi l’aventure d’une troupe, celle du Teatro Malandro avec son expérience des praticiens et des artisans, en dialogue avec d’autres artistes venant de disciplines et d’horizons divers. Car tel est mon désir aujourd’hui : rencontrer et mettre en dialogue d’autres pratiques, d’autres esthétiques, d’autres méthodes, pour mieux nourrir l’aventure collective du Théâtre.
Le chantier est en route, les équipes en place pour démarrer la fête !
La contrebasse, le trombone et les percussions, les orchestres et les feux d’artifices sont prêts pour nous raconter les fables imaginées par Charles Ferdinand Ramuz, Jos Houben, Peter Turrini, Shakespeare, Molière, Jean Anouilh, Albert Camus, Marcel Proust. Dans de savoureuses comédies de quiproquos et de travestissements, avec des charlatans, des divinités de l’Olympe, des lascars enjôleurs et des philosophes, tous vont dévoiler devant nos yeux les phénomènes du rire, de la joie, de l’incertitude, de la mélancolie et de l’amour grâce à l’art poétique de metteurs en scène comme Claude Brozzoni, Matthias Urban, Robert Sandoz, Michel Voïta et moi-même.
C’est la musique qui ordonne et donne le sens et le rythme secret de tous ces mots. C’est elle qui garde les arcanes de cette maison et nous fera danser dans deux bals populaires avec le superbe Orchestre Jaune de Lausanne ; elle nous fera rêver dans un grand voyage qui nous plongera dans la chaleur des voix de Marta Gómez, de Carminho, des Reines Prochaines et d’Officina Zoè. Mais nous entendrons aussi Marc Perrenoud et son swing d’un jazz qui nous transportera vers des contrées afro-américaines, avant de retrouver le violon de Pierre Amoyal avec la Camerata de Lausanne pour éclairer toutes les lumières du Nord et laisser résonner Brahms, Britten, Grieg et Barber…
Et pour terminer le voyage en sérénade, nous avons aussi voulu avec notre Maestro di musica, Cédric Pescia, rendre un hommage à cet oiseau de nuit, à ce dadaïste de choc, ce délicieux clown céleste de la musique, ce sacristain goguenard vêtu de sombre, Satie, dit « l’ésotérik ». Pour ce faire, nous suivrons rien moins que trois siècles de parcours à travers la musique française, des sonorités baroques de Couperin aux tourbillons sonores de Grisey, en passant par les incontournables Berlioz, Chausson, Ravel, Debussy et Dutilleux.
Quant à notre artiste en résidence, Odile Cornuz, elle aura passé cette année d’innombrables heures à cheminer dans les recoins du temps et de l’espace de cette maison à entendre la voix des hommes et des choses, d’aujourd’hui et d’hier, cette voix profonde qui anime notre théâtre. Sa plume fertilise l’histoire d’une vie nouvelle. Attentive est sa main, le grain de blé peut à tout instant germer…
Enfin le TKM continue à rayonner avec ses tournées : On ne badine pas avec l’amour créé ici par Anne Schwaller en 2015 sera présenté dans six villes de notre pays. L’Histoire du Soldat, une collaboration avec le théâtre Am Stram Gram, et trois coproductions avec le Théâtre de Carouge, La Comédie des erreurs et le Bal des Voleurs, ainsi qu’ Amour et Psyché seront aussi sur les routes de Suisse et de France.
Par ailleurs, la transmission reste au coeur de notre activité. Pour cette raison, une équipe d’artistes pédagogues rattachée au TKM va continuer à élargir les liens avec les élèves de différentes écoles, collèges et centres de formation de la région. Il en va de même pour notre collaboration avec l’École d’art dramatique les Teintureries avec laquelle nous développons une relation pédagogique qui se poursuit.
Dès ma prise de direction, il me tenait aussi à coeur de mettre en place un groupe de théâtre amateur : celui-ci est né en janvier dernier dans l’enthousiasme de la découverte. Depuis, nous avons déjà posé les premiers jalons d’une « ruche », une école du théâtre amateur, orientée et organisée par Domenico Carli, Yves Adam et moi-même, en collaboration étroite avec d’autres artistes compagnons du TKM (metteurs en scène, acteurs, auteurs).
Tous ces projets fleurissent comme une célébration dans un désir d’universalité et de partage et sont rendus possibles grâce à votre fidèle curiosité et à votre soutien, chers spectateurs et chers partenaires publics et privés.
Que vous en soyez tous ici remerciés et que les dieux du théâtre éclairent notre imaginaire !