Il y a quelques mois, j’ai eu l’opportunité de pénétrer dans une des régions les plus privilégiées de la planète, celle de la Maloka Cosmica des Hommes Jaguar située au coeur de l’Amazonie colombienne. Il s’agit d’une étendue de terre de 4 268 095 hectares, aujourd’hui reconnue par l’Unesco comme patrimoine de l’humanité, qu’habitent depuis des siècles des peuples originaires qui préservent un lien profond avec le vivant, comme la continuité de leur rêve spirituel.
Dans chaque communauté, on trouve une autre Maloka encore, celle de la grande maison communautaire, dite Casa sagrada (ou « maison sacrée »). Cette Maloka, bien plus intime, est le lieu de la rencontre et du partage de la parole, mais aussi un espace symbolique. On y trouve l’espace pour le monde quotidien ; un espace réservé pour les mariages entre les membres de la communauté et des membres d’autres groupes ethniques ; l’espace pour le règne de la musique et de la danse ; le monde du savoir, de la connaissance et de la réflexion ; le point de connexion avec l’univers ; un espace pour le rituel et le vol chamanique.
Eh bien, l’écho de cette visite résonne encore en moi à chaque fois que j’arrive à Malley, au coeur de ce territoire secoué par le rythme ébouriffant de pelleteuses qui perforent la terre et que je salue avec affection notre TKM, notre « Usine à Rêves », avec son écorce énigmatique qui protège le corps et l’âme.
Et je me demande si nous sommes conscients de ce privilège qu’a notre communauté d’avoir un lieu pour célébrer le rituel que nous appelons « l’acte théâtral ».
Je me demande si nous avons conscience que nous avons réussi à préserver au coeur de ce gigantesque quartier en construction un théâtre qui reste vivant et palpite.
Ce théâtre, le TKM, représente pour moi, la Maloka de tous nos ancêtres, la maison communautaire de notre culture régionale, de notre culture universelle, de notre forêt urbaine, habitée par des femmes et des hommes qui dansent au rythme du vent favorable de l’avenir.
Nous ne pouvons pas nous permettre de voir seulement ce théâtre comme un objet physique, comme un simple édifice (même si digne d’être inscrit sur la route des théâtres historiques) : nous ne pouvons ignorer la force de son âme, sa capacité à rassembler, à révéler, à additionner, à intégrer, à transformer nos actes inattendus en actes créateurs. Ce lieu est une maison qui nous fait du bien, une « maison de médecine » – comme dirait le chaman.
Aujourd’hui, en tant qu’habitant de cette région du monde, de ce théâtre qui m’accueille et que j’ai l’honneur de diriger depuis huit ans, je suis reconnaissant de pouvoir façonner jour après jour le rêve d’une œuvre artistique, sociale et engagée, avec une précieuse équipe convaincue de la nécessité de ne pas nous éloigner de l’essentiel – de l’humain, du vivant, du sensible – et d’œuvrer dans le partage.
Nous le savons, notre art est fait du prévisible comme de l’imprévisible, et dans chaque geste artistique ou artisanal, nous cherchons à amener la beauté à la vie quotidienne, à donner de la dignité à chaque objet et à chaque action.
Et c’est au cœur de cet art vivant, dans cette école de la pratique et de l’observation, dans cette école de vie dans l’art, que nous organisons notre temps et notre espace pour que toutes ces expériences enrichissent notre métier, et surtout pour qu’elles soient restituées à une nouvelle génération.
Et ce d’autant plus, que, nous pouvons l’affirmer, au TKM, nous formons des femmes et des hommes à être des artisans de théâtre, qui demain auront dans leurs mains l’expérience, les outils et leur maîtrise. Outre des stagiaires sur des durées limitées, nous formons des apprentis techniscénistes sur des cycles de quatre années : nous avons accueilli Léo Bachmann qui est entré depuis deux ans dans le monde du travail, Arno Fossati qui vient de même d’être diplômé en juin 2023 et nous avons Baptiste Novello, qui est au milieu du gué, avec déjà deux années en apprentissage.
Nous avons depuis un an un nouvel administrateur, Jonathan Diggelmann, (qui, auparavant, est passé par une formation d’acteur et entre autres par la communication ), ainsi qu’un directeur technique, Alexandre Genoud, qui s’est aussi formé sur place avec la bienveillance de ses collègues, de l’espace et de l’objet théâtral.
Nous restons attentifs au nouveau souffle, car notre expérience est un bien commun, un tissu de convivialité, et c’est pour cette raison que nous avons aussi mis en place depuis 2016 La Ruche, une école de théâtre amateur qui a permis de prolonger et de nourrir la curiosité des spectateurs conquis par notre programme.
Nous avons créé une identité artistique singulière dans un lieu singulier et nous voulons continuer à défendre et à cultiver cette singularité qui s’affirme aussi à travers un savoir-faire du travail collectif (dont le modèle est celui de la troupe), dans la tradition de l’artisanat, et avec une pensée du théâtre comme thébaïde pour la communauté, comme une Maloka pour la transmission de traditions.
Car plus que jamais la mission profonde d’un théâtre est d’interroger si l’humanité a le droit de modifier le texte de l’univers, le tissu de la réalité, l’ensemble de tout ce qui n’a pas été créé par nous-mêmes, ni inventé par notre propre talent, ni construit par notre propre industrie, mais reçu comme un don de la nature ou du mystère.
Dans le programme de la saison 23-24, nous avons mis en place avec deux artistes metteurs en scène, associés à notre maison, qui ont par ailleurs aussi le don de la transmission, deux créations destinées à rencontrer de jeunes professionnels sortis ces trois dernières années des écoles de notre pays – des Teintureries, de la Manufacture, de l’École Serge Martin et de l’École Dimitri.
La première de ces deux créations est Fantasio d’Alfred de Musset, une pièce virtuose sur l’amour, qui sera mise en scène par Laurent Natrella, ex-sociétaire de la Comédie-Française qui a tenu avec brio la saison passée le rôle-titre des Fourberies de Scapin.
La deuxième création de notre maison a été confiée au metteur en scène Benjamin Knobil, qui entame sa seconde année de résidence dans nos murs avec L’Oiseau Bleu de Maurice Maeterlinck, un conte de fées philosophique sur la quête du bonheur.
Dans l’entre-deux, le monde de la Maloka déploiera l’esprit du voyageur qui s’aventure sur les chemins de Wendy et Peter Pan, du Dresseur de chapeaux, du Conte des Contes, In situ et ailleurs, au Pays lointain, au rythme d’une Chanson de variété ou de Cappella Mediterranea. Et vous pourrez dire au sortir du TKM ces mots du poète Novalis qui relèvent le défi d’un horizon d’espérance : « Le monde devient rêve, le rêve devient monde. »
Omar Porras