CRÉER, C’EST COMME ASPIRER L’ESSENCE AROMATIQUE DU MONDE
« Maintenant !
Oui! C’est l’heure de transvaser les consignes poétiques et éternelles, de transvaser d’une coupe à une autre coupe les authentiques essences des peuples, de remplir les bols de nos vieux potiers avec le vin d’autres cépages, d’autres régions, avec les vins du nord et du sud… ».
Tels sont les mots du poète espagnol Leon Felipe dans son avant-propos au recueil Chant de moi-même de Walt Whitman.
De même voudrions-nous aussi que, sur la scène du TKM, les voix des poètes d’aujourd’hui, des bardes et des rapsodes d’autrefois, nous conduisent vers des traditions venues d’autres terres, chantées dans d’autres langues, et d’autres accents.
Avec ses lèvres-pèlerins, le poète atteint l’alchimie entre toutes les âmes et tous les astres, composant la grande symphonie céleste, où aucun instrument ne manque, aucune voix, aucun paysage.
Un ineffable secret nous fait continuer à croire que pendant l’éternelle et mystérieuse nuit, quand la chaleur des spectateurs s’éloigne du théâtre et que les battements des mains s’évaporent dans l’obscurité du sommeil, les portes du passé et de l’avenir restent ouvertes, l’âme intime de la vie, sa mémoire, dansent sans trêve son éternel rite nuptial.
Là-bas, sur scène, dans l’insondable silence de la nuit, rien ne dort, tandis que la rumeur des pensées des hommes et la rivière de leurs rêves se tissent comme des fils transparents de soie habillant de fêtes les forêts crépusculaires de l’ap- parent sommeil.
L’instant de l’éternel ! Le rêve !
C’est là où les dieux conçoivent au milieu des tempêtes et des tonnerres le destin des hommes.
C’est sur cette petite parcelle, sur cette « île flottante », cette « bibliothèque de l’univers », ce temple sacré qui rend prodigieux l’ordinaire, que germent les chants que l’acteur-poète distille comme un élixir dans l’âme des hommes.
Théâtre! Nuit éternelle qui nous guide! Rêve sacré! Le sentier de la création est une silencieuse rencontre, une danse entre le visible et l’invisible, une relation amoureuse entre l’homme et les choses. Créer, c’est comme aspirer l’essence aromatique du monde.
Théâtre ! Nocturne enthousiasme, toi qui avances comme la lente flèche du dieu de l’amour, tu nous révèles les frontières du monde, les abîmes de l’éternité, la profonde expérience de la vie.
Maintenant, c’est l’heure !
C’est l’heure de ne pas nous endormir dans l’obscurité de l’individualisme, du pessimisme et de l’intolérance !
C’est l’heure de revendiquer le tendre et innocent sommeil de l’enfant, ce sommeil qui aspire à l’éternité et aux fantaisies créatrices des jeux de l’imagination d’où jaillissent les créatures bienfaisantes qui nous prennent par la main de l’autre côté du miroir.
C’est l’heure de composer avec des nuages et de l’écume un arsenal d’images et de savoirs, des musiques universelles, une constellation de mythes et de rêves, pour les enfants de tous les âges, sans renier le passé, sans oublier le sacré, sans profaner la nature.
Alors que le monde bruisse de mille conflits, je voudrais que nous nous rencontrions à nouveau pour rappeler quelques-uns des plus grands récits de l’humanité qui sont les témoins salutaires des croyances et des traditions emblématiques des civilisations. « Tel est le sort que les dieux filent pour les mortels : ils inventent des malheurs pour que les générations à venir aient de quoi chanter. » Comme suivant cette idée d’Homère, le jeune metteur en scène Cédric Dorier nous introduit dans la tragédie classique avec un texte de Jean Racine, La Thébaïde ou Frères ennemis, une guerre fratricide qui fait écho à notre époque. De même, Michel Voïta, avec sa nouvelle création nous invite-t-il à questionner les violences de notre temps à l’aune de celles des héros de L’Iliade, penseurs et poètes comme guides possibles, de Simone Weil à Hannah Arendt en passant par René Char. Ces deux cas d’actualisation témoignent de la force de ces textes qui sont au fondement de notre culture antique et classique.
Pour autant, notre patrimoine ne se limite pas à une zone géographique strictement occidentale: il s’étend au-delà des frontières aux grandes histoires d’amour et de guerre du Mahabharata et du Ramayana. De fait, ces épopées indiennes relèvent aussi du patrimoine culturel immatériel de l’humanité. Plus, elles constituent la base du répertoire de formes spectaculaires dansées et jouées, chantées et mises en musique, notamment avec le Kathakali. Deux soirées exceptionnelles avec la Compagnie Prana et des Maîtres du Kerala nous permettront d’inviter non plus seulement les dieux de l’Olympe, mais ceux du Panthéon hindou, de sentir les splendeurs d’une civilisation exemplaire par son maintien d’une tradition spectaculaire de plusieurs siècles, en une invitation à ne pas renoncer aux legs ancestraux et patrimoniaux de l’humanité.
La culture japonaise sera aussi représentée avec la venue de SPAC (Shizuoka Performing Arts Center) pour une traversée hybride, un voyage interculturel, une relecture japonisante d’un classique élisabéthain, inspirée du monde fascinant de l’Ukiyo-e et de la fête traditionnelle de Tabanata. Cette reprise d’une pièce du répertoire du Teatro Malandro, Roméo et Juliette, sera l’occasion de découvrir ou de retrouver la troupe de Satoshi Miyagi qui fait l’ouverture du Festival d’Avignon 2017 dans la Cour d’honneur du Palais des Papes.
Mais cette saison, outre le continent européen et asiatique, sera représentée la terre de mes aïeux, l’Amérique, dans toute son étendue: au Nord avec Tennessee Williams et sa Ménagerie de verre dans une mise en scène de Daniel Jeanneteau, au Sud avec une création contemporaine colombienne, Labio de Liebre (Bec de lièvre) de Fabio Rubiano. Ce dernier spectacle fait partie de ¿ Que tal Bogotá ?, notre projet commun avec le Théâtre de Vidy qui programme, quant à lui, une autre troupe de Bogotá, Mapa Teatro, avec La Despedida (L’au revoir).
«Un classique est une pièce dont on n’a jamais fini de rendre la monnaie», disait Louis Jouvet. Toutes ces reprises en attestent, toutes nos créations nous le diront encore, celle de Michel Voïta déjà citée, mais aussi celle de Dan Jemmett avec un classique du répertoire contemporain, La Dernière Bande de Samuel Beckett, ou encore de Jean Liermier avec Cyrano de Bergerac – une coproduction qui est un nouveau signe fort d’amitié artistique entre le TKM Théâtre Kléber-Méleau et le Théâtre de Carouge – Atelier de Genève.
Et toutes ces traversées de différents endroits du monde que nous verrons, avec des classiques de natures diverses, seront aussi l’occasion pour nous de sentir l’importance de penser le plateau comme l’espace privilégié de la musique. Certains spec- tacles de théâtre musical comme celui de Thierry Romanens, Courir, ou le cabaret d’Éric Jeanmonod, On n’est pas là pour se faire engueuler !, Cendrillon mis en scène par Alexandre Ethève ou encore La Voix humaine par Lorenzo Malaguerra, iront même jusqu’à faire de la scène théâtrale – une scène musicale, le prolongement de ce temps de fête partagé que nous apportent les bals du TKM – bals populaires ou bals littéraires latino orchestrés par Fabrice Melquiot (directeur du théâtre Am Stram Gram à Genève) et que nous renouvellerons avec plaisir cette saison.
Et la musique, nous l’avons imaginée avec notre maestro Cédric Pescia autour de son instrument-totem, le piano, et l’association Ensemble enScène, avec une traversée de l’univers passionnant de Bach, Debussy, Ravel, Schubert, Boulez, mais aussi en contrepoint, au cœur de la saison, avec le shehnaï, les tablas, le mridangam, instruments symboliques de l’Inde.
Le programme est éblouissant !
Et pour le bâtir, pour élaborer tous ces projets enthousiasmants, toute cette belle construction poétique, il a fallu la force de votre désir, de votre soutien, de votre présence jour après jour.
C’est vous, cher public, le moteur de nos actions.
C’est vous qui nous aidez à trouver l’énergie d’obtenir une très belle salle de répétition (bien que provisoire) qui nous a permis d’affirmer le TKM comme une maison de production, de répéter La Comédie des erreurs (qui a eu une très belle tournée) et Amour et Psyché (qui partira sur les routes cette saison 17-18 pour une septantaine de dates).
C’est grâce à vous aussi que le TKM compte aujourd’hui une Ecole de théâtre amateur, ainsi qu’une Troupe Amateur, La Ruche (qui se produit sur la scène du TKM en juin 2017), …Et si Pinocchio… – un texte écrit pour elle par Odile Cornuz et Domenico Carli.
C’est avec vous que nous avons pu mettre en place tout un projet pédagogique et développer en même temps au sein des établissements scolaires de la région un vaste projet de médiation. Que vous soyez tous ici remerciés, vous les chefs d’éta- blissements, les enseignants, les parents, les bibliothécaires… qui permettez aux élèves de rentrer en contact avec notre métier à travers des ateliers pratiques, des visites techniques, des conférences, expositions, stages de formations.
Merci, chers spectateurs, partenaires publics et privés, vous qui avez tant de visages, pour votre engagement, pour votre présence et pour votre confiance.
Avec cette nouvelle saison, à travers notre «défense et illustration» d’un théâtre multiculturel, c’est à l’interculturalisme de Lausanne et du Grand Ouest lausannois que le TKM rend hommage, à sa diversité de langues, de religions, de cosmogonies et de rêves.