Quand on vous dit fragile
Qu’est-ce qui se cabre en vous ?
Des chevaux d’écume ?
Des teints de porcelaine…
Des dragons de jade ?
Des nerfs à vif…
Pensez-vous à ceux qui suspendent leur vie
Comme un habit à sécher
Tenu par des pincettes sur une corde à linge ?
A des géodes coupées en deux ?
Des os si fins…
Des coquillages vides ?
Des sanglots non retenus…
Voyez-vous ceux montés sur l’Alpe
Les poumons malades
Tous les tuberculeux morts et célèbres ?
Austen et les sœurs Brontë
Chopin, Jarry, Kafka,
Musset, Novalis, Tchekhov ou Delacroix ?
Imaginez-vous ceux qui eurent ainsi le temps de lire
Immobiles contre leur gré
Voyageurs de mots, écureuils de l’esprit ?
Bouvier savourant Montaigne
Barthes traversant les pensées
O’Connor déchiffrant les plumes de ses paons ?
Considérez-vous tout ce qui ralentit
Ce qui permet la vie – ailleurs ou ici
Mais autrement ?
Oui, comprendre fragilise
Ne pas comprendre encore plus
Rouages, beuveries, sondages, âneries, bavardages, tueries…
Songez-vous aux évanouis
Ceux qui absorbent l’expérience
Puis la transforment – surprenants ?
Fêlure, blessure, encore et partout
On s’y engouffre comme des enfants
Plongeant le doigt dans la plaie
Juste pour voir, pour être sûrs
Que c’est réel, que c’est cassé
Que ça fait mal, que c’est maintenant
Que ça se passe de notre vivant
Avant la mort, dans notre temps
Voyez ce qui se dessèche à l’intérieur
Les arbres quittés par la sève, les membres non irrigués
La rigidité du vieux face à la souplesse du reste, en mouvement !
Pensez-vous la fragilité
Comme un aveu
De précaires équilibres mentaux ?
En anglais ou français, fragile se dit pareil
Et se sent dans toutes les langues
Eventually, en revanche, est un faux ami
Qui signifie « finalement » : comme la fin d’un texte – ou des haricots.
Odile Cornuz, avril 2018