Loge dames

En loge dames ce matin : en entrant à droite, une cabine de douche et un lavabo ; à gauche, une desserte avec quelques denrées, fruits frais et secs, barres de céréales, chocolats et bonbons, ainsi qu’une machine à café, une bouilloire et des bouteilles d’eau plate ; par terre, de la moquette violette douce au pied. Il faut aussi de quoi suspendre des vêtements : tringles, patères, costumes, tout y est ; en dessous des vêtements suspendus, quelques paires de chaussures. La loge comporte trois espaces de maquillage pour deux personnes, avec des miroirs allongés, surplombés par de petites guirlandes lumineuses d’ampoules blanches. Les tables sont recouvertes de serviettes éponge sur lesquelles s’éparpillent divers produits et accessoires de maquillage (fonds de teint, mascaras, khôls, rouges à lèvres, laits démaquillants, pinceaux, poudriers), de coiffure (bigoudis, postiche, laques, peignes et brosses) et d’hygiène (brosses à dents, crèmes, cotons tiges, cotons tissés). Un peu incongrue, une fiole d’huile d’olive se flanque d’une salière et de poivre moulu, à côté d’une orchidée blanche.

Je m’installe dans un fauteuil élimé mais confortable. Face à moi une chaise en rotin et un petit paravent orné de scènes pastorales : trois pans de bois tendus de toiles peintes soulignées par une frise de velours aux reflets d’or. Au centre, une femme en robe blanche et turquoise à manches courtes tient un livre ouvert et se concentre sur ce qu’elle lit, bouche fermée, tête penchée. A côté d’elle, dans un paysage verdoyant, une barrière en bois contre laquelle pousse un buisson d’églantine. L’arbuste capte toute l’attention d’un angelot debout, ailes ouvertes mais pieds au sol, sur le point de composer un bouquet pour la lectrice. Derrière eux s’esquisse une forêt, devant s’ouvre un plan d’eau. Sur le panneau de gauche, on ne voit que cette eau, berge d’étang ou rivière. Le vert des feuilles est celui du printemps. Le ciel se tache de quelques nuages. Une barque pourrait surgir entre les roseaux du premier plan, ou derrière le saule. Sur le panneau de gauche, un autre angelot (ou est-ce le même ? – on le voit de face cette fois-ci et il a grimpé sur la barrière) parle à une autre dame, brune celle-ci, portant un ruban bleu comme un diadème discret. Sa robe blanche et rose semble flotter dans le vent, elle penche son corps vers l’ange qui lui parle à l’oreille, son buste maintenu par une large ceinture noire. On voit ses chevilles au-dessus de ses pieds nus – presque un genou. A terre devant eux, de l’autre côté de la barrière où ils s’appuient tous deux, une pointe de flèche et un bâton. Au premier plan, encore de l’eau, de quoi rafraîchir les pieds de la dame ou étancher la soif des anges (si les anges boivent). Ainsi, au fond de la loge, les actrices se changent face à des scènes bucoliques –  et c’est un peu de printemps et de fraîcheur qui accompagnent leurs préparatifs.

Un grand miroir au cadre de bois peint se trouve appuyé en biais près du paravent. Il permet de se voir en pied. A côté du miroir, un abat-jour avec guéridon intégré en faux marbre. Sur le guéridon, un livre, intitulé Marie Curie prend un amant, d’Irène Frain – qui revient sur ce fait réel et pas si divers du scandale provoqué en 1911 par la liaison de Marie Curie, alors veuve depuis cinq ans, avec un homme marié, également savant… Trouver ce livre incidemment ici, dans cette loge qui accueille des comédiennes jouant une pièce de femmes fortes, renforce en moi le sentiment que cela vaut la peine d’en parler, de déplier, de déployer l’identité des femmes dans le monde d’aujourd’hui (et celle des hommes, incidemment), de comprendre aussi l’histoire de leurs rôles, attentes, conflits, conquêtes. Ce ne sont pas des détails.

La loge attend, patiemment. Elle attend les comédiennes qui donnent vie, qui permettent aux choses inanimées de s’animer, à l’espace de prendre un nouveau visage, au jeu de se mettre en place, aux imaginaires de s’élargir, aux perceptions de s’approfondir. L’horloge fait tic tac. Aujourd’hui, en fin d’après-midi, les comédiennes viendront et se prépareront à donner La Vie.

Odile Cornuz, semaine du 7 mars 2016