Le gril / Au bord de l’eau

Rang H, salle allumée rien que pour moi. (Pour allumer les lumières de la salle, filez par derrière puis sous le gradin où se trouve le local technique électrique, puis tout à gauche des trois marches : voyez le gros bouton en plastique sous lequel est écrit distinctement « Salle » avec un S majuscule. Tournez le bouton. Ça s’allume.)

Ce matin j’ai visité le gril pour la première fois. Il faut passer côté jardin, monter quelques marches au-dessus du couloir de l’atelier des métaux, longer des caisses, fouler des planches recouvertes de tapis pour absorber le son puis d’autres planches brutes, prendre un autre escalier sur lequel les pas résonnent, déboucher sur une plate-forme où l’on se trouve déjà presque au faîte du toit puis tourner encore à droite. Là vous vous trouvez à dix mètres au-dessus de la scène. Il y a du jour partout. Le vertige se fait sentir. Pour passer vraiment sur le gril il faudrait ramper sur une des deux planches noires, parallèles. C’est au-dessus de mes forces. Rien à quoi s’accrocher sur les côtés. Trop de vide pour moi. Et pas seulement du vide mais aussi des fils partout, des chaînes, des projecteurs, des poulies – tout un attirail qui donne chaud rien qu’à le regarder, avant de poser les yeux sur le vide à nouveau (et là il ne fait pas seulement chaud mais froid en même temps). Bon, vous pouvez faire le tour si vous n’arrivez pas à ramper sur les deux planches noires parallèles. Moi je préfère, oui. Alors vous descendez les escaliers, repassez devant les caisses, faites clac-clac sur le bois sec, longez le plateau, remontez par la salle, grimpez l’escalier qui mène à la régie et là, juste à gauche, il y a une porte qui mène à un autre escalier, puis à une échelle. Du haut de l’échelle se développe un plancher qui file sous le faîte du toit. Il faut passer par-dessus une poutre métallique pour avancer, un peu à droite, puis un peu à gauche. Des poulies tendent des câbles. Des fils se trouvent bien serrés dans leurs gaines. Un tournevis a été oublié là. Cet enchevêtrement résiste à l’entendement. Sous le toit du théâtre, il fait chaud. Vous dominez la salle. Moi le vertige me domine. Voici l’envers de l’illusion – ça bouleverse – parce que vous n’avez jamais vu ce théâtre comme ça…

Après Au bord de l’eau, Yves Hunstad, me raconte comment Eve Bonfanti et lui créent leurs spectacles, du point de vue de l’écriture. Ils prennent surtout beaucoup de temps, après avoir défini leur idée de départ : du temps pour écrire, chacun de son côté, du temps pour mettre leurs idées et textes en commun, pour les mettre à l’épreuve – à l’épreuve de la scène et du public. Oui, ils passent par un mouvement d’ouverture vers le public, de présentation d’ébauches. Ils intègrent les accidents du plateau, ce qui prend forme sur scène, grâce au public. Ce souci du public, l’attention à ses réactions, fait partie intégrante de leur démarche – et ça se sent ! Une démarche inspirante, des personnalités attachantes, qui jouent sans jouer, qui vivent et respirent le théâtre avec une précision incroyable, une générosité sans bornes – dont ces lieux sont désormais un peu orphelins.

Odile Cornuz, semaine du 15 février 2016