Enfin chez soi, dans le pur, atteinte du dard de la douceur.

Tu pousses une porte et tu sais que tu n’as jamais rien fait de pareil. Tu as poussé des portes, oui, franchi des seuils – mais pas comme ça. Parce que la porte est fine comme du papier, souple comme ta peau ? Parce que tu ne sais pas que c’est une porte mais que tu le sens ? Voici un cadre posé, un palier invisible au milieu d’un champ de jeunes pousses sur la terre sombre. Tout frémit. La nature est en éveil. Les voitures ont figé leur accélération et le bruit de leurs moteurs s’est tu. Les avions ont vidé dans le ciel leur kérosène et ils planent. Les trains poursuivent en roue libre. Seuls les oiseaux chantent. Le reste du monde est suspendu à ton passage à travers cette porte qui représente toutes les portes. Pour toi ça dure. Pour les autres ce n’est qu’un clignement de paupières. Ce temps essentiel à ce que tu vis, à ta vie qui se déploie, temps banal pour les autres entassés dans les wagons, fumant dans leurs habitacles, mâchant des chewing-gums en plein ciel. Ça ne fait rien. Tu n’as pas besoin de gros titres, de tweets et retweets, de buzz ni de manchettes, de bandes défilantes sur Broadway, en bas des écrans CNN. Ce passage, certains pourraient en être témoins – ils n’en diraient pas grand-chose pour autant. Ils t’auraient vue marcher dans le paysage ; le printemps ranimait les arbres. C’est tout. Toi tu gardes le secret de cette porte, franchie, dépassée, vécue, comme un miracle.

Extrait de Ma Ralentie, recueil de prose poétique appuyé sur Henri Michaux, inédit.