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MASQUE, VISAGE, ANIMALITÉ : QUELLE TECHNIQUE POUR QUELLE PENSÉE DU MONDE ? RENCONTRE

15.10.22

avec :
Brigitte PROST, Guy FREIXE, et OMAR PORRAS

 

Jouant avec un ensemble de conventions conscientes, Omar Porras substitue au corps naturel ou « ordinaire » un corps artificiel et mécanique ou « extraordinaire » par un long travail au plateau permettant de générer de nouvelles énergies : le port du masque engage les attitudes physiques jusqu’à dessiner une partition corporelle millimétrée et ouvre à une réflexion ontologique.

Cette rencontre est organisée à l’occasion de la reprise par le Teatro Malandro de Les Fourberies de Scapin créées en 2009 (en scène au TKM du 27 septembre au 29 octobre 2022). De fait, avec Omar Porras, c’est la force théâtrale d’origine des Fourberies de Scapin qui est réactivée, avec tous ses réseaux d’influence et de reprises, mais par l’usage qu’il fait du masque, ce sont aussi de nouveaux modes de présence du texte de Molière qui sont rendus possibles.

 

COLLOQUE INTERNATIONAL

Cette rencontre s’inscrit dans un colloque international qui vise à relier les évolutions esthétiques des scènes où le masque apparaît et les mutations de nos sociétés. Plus spécifiquement, il se donne pour objectif d’observer selon quelle nouvelle phénoménologie le masque vient renouveler ses usages comme outil de transformation individuelle capable d’impulser des dynamiques de résilience, mais aussi comment il peut être un outil de transformation sociale, jouant des transgressions et des subversions, réinterrogeant les identités (de genre et de culture) jusqu’à défier les lois de l’anthropocène en redonnant son caractère animal à l’humain.

Consulter le programme complet du colloque international :
« Masques et identités plurielles : de la reconstruction de soi aux défis de l’anthropocène »
Télécharger le programme en format PDF


AXES ET QUESTIONNEMENTS

Le masque scénique permet d’incorporer ce qui est lointain et extérieur à soi – mettre un masque, c’est devenir l’autre, c’est accepter ce voyage très particulier qui nous conduit à nous rapprocher de ce qui est étrange et étranger à nous-mêmes, de tout ce qui est différent, déroutant, déconcertant, jusqu’au « monstrueux ». Mais le masque nous invite aussi à un autre déplacement : mettre dehors ce qui est à l’intérieur, donner forme à ce qui nous habite, à nos fantômes, et les tenir à distance par la force même du jeu. La poétique du masque se plaît à déjouer les limites entre réel et imaginaire, masculin et féminin, jeunesse et vieillesse, humanité et animalité, jusqu’à oser des hybridités inattendues, travailler sur des déplacements ontologiques d’identité et des transgressions. Cette liberté offerte par le masque ne permet-elle pas aujourd’hui – dans nos sociétés où se posent avec acuité les questions d’absence de démarcation, de limites mouvantes, de quêtes d’identité et de recherche d’altérité – d’ouvrir les frontières de l’espace et du temps, de décloisonner les genres, de mettre en contact des pratiques fermées sur elles-mêmes, de faire dialoguer les formes théâtrales, les cultures et les disciplines, de jouer des contradictions fécondes entre héritage du passé et invention de formes nouvelles ? Le masque n’est-il pas intrinsèquement un outil de transformation — pour dire l’étrange, le fantastique, l’onirique, l’intime et par là-même nous permettre de questionner la notion d’identité ?


LE MASQUE, UN OUTIL DE TRANSFORMATION INDIVIDUELLE ET DE RECONSTRUCTION DE SOI

Depuis une vingtaine d’années, il existe toute une série d’artistes et d’acteurs sociaux-culturels qui se distinguent par l’utilisation de l’objet masque hors de la scène, dans des espaces non théâtraux, comme l’école, l’espace urbain, les prisons, les camps de rétention ou l’hôpital.

Dans ces contextes, le masque serait conçu et approché non seulement dans sa dimension esthétique, mais aussi et surtout dans sa dimension sociale et politique, voire thérapeutique. Selon quelles modalités ? Et quelles finalités ? Son utilisation n’apporterait-elle pas une plus grande liberté aux participants de ces ateliers para-théâtraux – qui résulterait du fait même d’être masqué ? Le masque ne permettrait-il pas au sujet d’expérimenter librement de nouvelles façons d’être et de protéger sa propre autonomie des pressions et des intrusions du social ?

Dans cette optique, le masque ne dépasse-t-il pas ses fonctions habituelles d’outil permettant d’améliorer les compétences corporelles, relationnelles et créatives, pour participer à la reconstruction de soi par un jeu distancié des scènes traumatiques ? Ne retrouverait-il pas ainsi sa valeur ancestrale d’objet psychopompe tel que défini par Philippe Charlier dans Rituels[1] ?


LE MASQUE, UN OUTIL POUR REPENSER LE MONDE, ENTRE TRANSGRESSION ET SUBVERSION DES IDENTITÉS

Le théâtre masqué est un moyen important pour les communautés de partager des histoires, et ce faisant de participer au dialogue politique : il est appréhendé dans le théâtre social comme un outil pour repenser le monde (comme le défend Eugene Van Erven). Mais de quelles manières participe-t-il au renouveau des pratiques scéniques en interrogeant nos sociétés ? Quels sont les effets et les bénéfices d’un tel travail avec les masques pour les acteurs et pour le public ?

Le fait qu’il s’agisse d’une forme de jeu contraignante peut-il aider à la représentation archétypale du monde présent ? La dimension esthétique d’un théâtre qui travaille à la restitution de caractères archétypaux et de hiérarchies sociales sous-entend-elle une certaine typologie de troupe, presque d’ordre familial, liée à une image utopique de l’acteur et par là du théâtre et de sa communauté ?

Comme nous le rappelle Jean Starobinski dans Interrogatoire du masque : « Le masque est l’une des expressions des facultés, ou plutôt d’une ambition fondamentale de l’être humain, qui est celle de se faire être »[2]. Mais le masque ne joue-t-il pas aussi des identités de genre et de culture — et en ce sens ne travaille-t-il pas à un ordre nouveau du monde, non binaire, où les identités sont mouvantes ?


TRANS-HUMANITÉ : LES MÉTAMORPHOSES DU MASQUE À L’ÈRE DE L’ANTHROPOCÈNE

Le masque sur scène ne se fait-il pas, par ailleurs, le révélateur de la crise anthropologique que nous traversons ? Ne renvoie-t-il pas à notre condition de mortels par sa capacité à dire l’animé et l’inanimé, la vie et la mort, voire le déshumanisé ?

Le visage est le lieu de l’individuation : il donne à l’humain une place unique. Mais quels rapports le masque scénique entretient-il aujourd’hui avec ce lieu du corps où s’inscrit notre individualité ? Aurait-on abandonné la quête de la figuration d’un visage pur, sublimé par l’art, véritable « visage sans masque », au profit de ce qui peut apparaître comme des tentatives de défiguration venant contrer la prétention occidentale d’inscrire dans le visage un humanisme conquérant ? Comment penser ce tiraillement entre « visage sans masque » et « masque sans visage » ?

Le masque n’est-il pas aussi aujourd’hui la source, dans les arts vivants, d’une formidable inventivité qui fait sens, non sans militantisme, sur le terrain d’une nécessaire biodiversité ? Par le masque, le dualisme nature/culture, si l’on en croit Philippe Descola[3], ne serait-il pas remis en cause ? Plus qu’outil, il serait ainsi un signe ontologique. En nous permettant de recourir à des hybridités surprenantes, à la fois mi-humaines, mi-animales, mi-végétales, ne nous rappelle-il pas notre appartenance au vivant ? La transgression à laquelle il invite ouvre à une réflexion stimulante à l’ère de l’anthropocène. La puissance du masque est infinie.

[1] Philippe Charlier, Rituels, Paris, Les Éditions du Cerf, 2020, p. 33.
[2] Jean Starobinski, Interrogatoire du masque, Paris, Galilée, 2015 (réédition d’un texte de 1946), p. 12.
[3] Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005, p. 16.

Guy FREIXE – Acteur, metteur en scène, pédagogue, Guy Freixe est professeur émérite des Universités (UFC). Il s’est formé à l’École Jacques Lecoq, a été comédien au Théâtre du Soleil (1981 à 1986) et a mis en scène une trentaine de spectacles avec sa compagnie, le Théâtre du Frêne. Il a enseigné dans plusieurs Écoles nationales supérieures d’art dramatique en France et à l’étranger. Parmi ses récentes publications, citons : L’Acteur et ses doubles (Deuxième époque, 2021), La Filiation Copeau-Lecoq-Mnouchkine (L’Entretemps, 2014), Les Utopies du masque sur les scènes européennes du XXe siècle (L’Entretemps, 2010), Le Corps, ses dimensions cachées, direction d’ouvrage (Deuxième époque, 2017).

Brigitte PROST : Professeure des Universités, Brigitte Prost dirige le département des Arts du Spectacle de l’UFC, est responsable du Master Théâtre et Scène du monde, membre du Laboratoire ELLIADD et chercheure associée à l’EA 3208 Arts : Pratiques et poétiques (Université Rennes 2). Ses recherches portent sur la mise en scène du répertoire classique, la patrimonialisation de formes spectaculaires, les hybridations culturelles et les processus de création, le masque et la critique dramatique. Parmi ses publications, citons Le Répertoire classique sur la scène contemporaine (PUR, 2010), Les Classiques sur la scène des années 1880-1960 : célébrer, explorer, éduquer (Éditions DOMENS, 2019) ou encore, en codirection avec Guy Freixe, Les Enjeux du masque sur la scène contemporaine (Alternatives théâtrales, n° 140, mars 2020).