ENTRETIEN AVEC CÉDRIC PESCIA PAR ODILE CORNUZ
Cette saison, vous saisissez l’occasion de reprendre deux créations avec Omar Porras : la première, « Autour de Satie », dans laquelle cohabitent musique, film et chansons de cabaret, dévoilée au TKM ; la seconde, celle de Bach et la Bible, présentée au Musée de la Réforme à Genève – toutes deux en 2017. Etes-vous en train de constituer un répertoire Porras-Pescia ?
Tout à fait. A travers mon expérience artistique, j’ai pour habitude de remettre sur le métier certaines œuvres. Je l’ai fait par exemple pour Bach (avec les variations Goldberg), pour Schumann ou Beethoven, mais aussi pour John Cage. C’est un processus qui me permet à chaque fois de creuser, de trouver quelque chose de nouveau, de considérer la pièce en question sous un angle différent : une véritable expérience musicale et humaine. Les deux projets que nous avons choisi de reprendre et d’explorer à nouveau nous ont paru très importants – et très différents. Le terme de répertoire est bien choisi, oui : il s’agit de travailler à nouveau ces formats courts, d’explorer tant leur théâtralité que leur musicalité.
Pour « Autour de Satie », le projet s’ancre au début de nos rencontres avec Omar. Satie est la première personnalité que nous avons évoquée ensemble : il l’intéressait beaucoup et me fascine également. L’œuvre de Satie fut donc une première ébauche d’un travail en commun, qui a pris des années à prendre forme. Il s’agissait de choisir, parmi une pléthore de possibilités – voire de styles –, des éléments de la production de Satie. Nous avons fait le choix d’aller vers un Satie mystique, ancré dans la musique française, qui écrit pour une voix très pure et renoue avec certaines formes de l’Antiquité, prisées à l’époque, avec « La mort de Socrate ». Cette pièce était indispensable à notre programme. Ensuite, avec le film, nous retrouvons Satie entouré de ses amis, comme Man Ray ou Picabia, des artistes surréalistes, qui ont réalisé un film plutôt déjanté. De mon côté, en suivant cet esprit décalé, j’ai transposé la musique composée par Satie pour piano préparé. Dans un troisième mouvement, nous avons décidé de présenter un autre versant important de l’œuvre de Satie : le cabaret. En effet, ses chansons et son activité de pianiste de cabaret lui ont permis de gagner sa vie – et de créer tout un répertoire… Enfin – et ce fut une surprise à la création – nous avons décidé de finir en sobriété, comme en clin d’œil à la veine antique du début, avec une pièce plus connue, une Gymnopédie. Du côté théâtral, nous avons décidé d’intégrer des aphorismes de Satie – qui s’est caché pareillement derrière mots et musique, toujours avec son esprit pince-sans rire. Nous allons adopter la même structure pour cette reprise et Omar sera toujours porteur de certains aphorismes. Avec Satie, il est impossible de viser l’exhaustivité, mais il nous importait de donner à voir et à entendre le grand écart que cet artiste effectue entre une pièce comme le « Socrate » et les chansons de cabaret – pour mieux saisir son originalité.
Quant à Bach et la Bible – avec des extraits issus de La Bible des écrivains –, ce fut un très beau duo à mettre en place, de manière assez intimiste, avec des éléments fondateurs pour chacun : la Bible, pour Omar, qu’il connaît profondément ; pour moi Bach, qui m’accompagne depuis des années. Nous nous sommes extrêmement bien trouvés et largement inspirés l’un de l’autre, en conjuguant ces deux répertoires fondamentaux. Reprendre cette forme nous permet d’approfondir notre relation artistique. Il faut souligner que donner à entendre Bach et la Bible un dimanche à onze heures, c’est aussi en quelque sorte participer au sacré – qui représente un élément essentiel du théâtre d’Omar Porras – et rappeler où s’ancre la musique de Bach. Omar et moi nous trouvons au diapason, concernant ce rapport au sacré, conjuguant nos personnalités artistiques.
Pourriez-vous nous en dire plus sur votre relation particulière à Bach, qui constitue une basse continue dans votre parcours de musicien ?
Je suis extrêmement touché par le mélange de divers éléments chez Bach : sacré et profane, inspiration et analyse, humanité incroyable, riche gamme des sentiments – mais aussi modestie. Bach fait encore partie des compositeurs artisans, au service de leur église, de leur dieu, de leur musique. Cette simplicité me touche énormément : cette rigueur dans le travail, cette astreinte à la composition de grands cycles, à la création de mondes achevés, dans toutes les tonalités. Bach ne m’a jamais quitté, en tant que pianiste mais aussi comme professeur : sa musique est celle que j’enseigne le plus – car je la considère comme la meilleure école.
Quel serait votre idéal, en tant qu’interprète – non seulement de Bach, mais en général ?
Parvenir à transmettre à l’auditeur une idée de ce que devait être pour le compositeur le passage de la page blanche à la page imprimée ! Il s’agit de rendre – par des conjectures – ce qui a mené à cette page. Imaginer ceci permet de livrer une interprétation aussi vivante que le processus de création de cette œuvre par le compositeur. Les notes sur le papier sont des sentiments, issus de sensations exacerbées, des émotions à vif. Le compositeur a pour lui le talent de les mettre en forme, en notes. Ma recherche constitue à voir ce qui se trouve derrière ces notes : comprendre, voir, faire voir et faire entendre ceci au public. J’estime qu’il faut considérer la musique en mouvement, dans le temps – et toujours en métamorphose, afin de conserver et transmettre cette énergie de création. C’est une tâche extrêmement difficile – considérant les références et le respect, parfois castrateur, que cette musique inspire. Mais c’est une réelle nécessité d’atteindre cette part d’improvisation, afin de retrouver l’état d’exaltation de la création… En ce cas, la création est élévation : tout ce qui se trouve autour perd son importance.
Cette saison vous fournit également une nouvelle occasion de collaboration, puisque vous composez, cette fois-ci, la musique de Ma Colombine, spectacle solo d’Omar Porras, sur un texte de Fabrice Melquiot.
Notre Bach et la Bible a constitué une étape importante sur ce chemin de création, avec Omar seul en scène, côtoyant mon piano. Ce qui diffère tout de même sensiblement avec cette nouvelle création, c’est qu’elle implique pour moi un travail de composition. Bien sûr, j’ai étudié la composition et également beaucoup pratiqué l’improvisation – mais c’est une démarche que je n’ai jamais véritablement présentée au public. Cette fois-ci, je m’engage avec plus d’audace dans cette pratique créatrice, grâce à la confiance instaurée par la relation artistique qui me lie à Omar. Je composerai de la musique, qui sera ensuite enregistrée puis diffusée lors des représentations.
3 QUESTIONS ET 15 COMPOSITEURS AVEC QUALIFICATIFS
Szymanovski : SENSUEL
Ysaye : OPULENT
Bloch : GENIAL
Clarke : LUXURIANTE
Zemlinsky : DECADENT
Kodaly : VERNACULAIRE
Schulhoff : VOYOU
Janacek : FEBRILE
Veress : GENEREUX
Enescu : ROUMAIN
Klein : TRAGIQUE
Korngold : HOLLYWOODIEN
Levina : A FLEUR DE PEAU
Koechlin : LOINTAIN
Křenec : PROTEIFORME
Qu’est-ce qui rassemble pour vous les compositeurs choisis à l’occasion de cette série de concerts : des affinités électives, une aire temporelle ou géographique ?
Tout d’abord une époque et un lieu : ce sont des créateurs européens du début du vingtième siècle – même si avec Levina on touche à l’URSS et avec Bloch, on atteint la fin des années 1950 – mais les autres compositeurs sont plus resserrés sur un même territoire, vers le début du vingtième siècle. Ce qui les relie, paradoxalement, c’est le fait que chacun d’entre eux est un électron libre. Aucun d’eux n’a fondé d’école ou s’est réclamé d’un courant particulier. Toutefois il y a eu parmi eux de grands professeurs : par exemple Veress, pour la composition, et Ysaye pour le violon. Les autres ont cette spécificité, cette liberté, cette joie dans la marge : ils ne se réclament pas de maîtres et n’ont pas de disciples. C’est aussi une des raisons pour laquelle certains d’entre eux sont méconnus. Par ailleurs, ils proviennent pour la plupart de petites nations, à une époque où le nationalisme prend diverses formes – négatives bien sûr, politiquement, mais également positives, dans la découverte d’un patrimoine culturel, et notamment dans tout le réservoir des musiques populaires. Enescu en est un exemple des plus éloquents. Il a été reconnu en Roumanie comme représentant le peuple, la culture roumaine – et on trouve aujourd’hui dans chaque ville de ce pays une place ou une rue Enescu ! C’est également le cas pour Szymanovski en Pologne. Quant à Zemlinsky, il émerge dans une période faste à Vienne, contemporain de Freud et Klimt – mais il n’appartient toutefois pas à la deuxième école de Vienne. Il a avancé, seul, jusqu’au bout de son expressionisme. Korngold, pour sa part, suit une trajectoire tout autre : ancré également dans l’empire austro-hongrois, c’est un enfant prodige qui émigre aux Etats-Unis, où il composera de nombreuses musiques de films, explorant ainsi différemment une veine populaire. Quant à Bloch, de nationalité suisse, il est également devenu américain dans les années 1950, période faste pour lui, pourvue de reconnaissances multiples, après avoir vécu des années grises à Genève. Mais Bloch était trop iconoclaste pour former une école. Tous ces compositeurs explorent le folklore de leurs pays d’origine, leurs racines culturelles et musicales : pour Bloch le folklore juif, pour les autres les folklores roumain, polonais, hongrois, etc. – à part Koechlin, qui représente un cas différent, puisque bien que français, il s’est plutôt tourné vers les sonorités de l’Extrême-Orient.
Entretenez-vous un rapport particulier avec un de ces compositeurs ?
Avec Bloch, assurément. On me l’a présenté, en quelque sorte – et depuis je le considère comme le plus grand compositeur que la Suisse ait connu. Mais avant de parler de Bloch, j’aimerais revenir à Enescu, à sa découverte qui a pour moi représenté une ouverture importante, voire une brèche. Mon éducation musicale a été très classique : Bach, Mozart, Schumann – ces compositeurs représentent mon répertoire de base. Au début de ma carrière, je ne me considérais pas forcément comme aventureux et je développais peu d’intérêt pour d’autres compositeurs. Ma rencontre avec la sonate d’Enescu (la troisième sonate pour violon et piano, « dans le caractère populaire roumain ») a été un choc. Jusqu’à ce moment précis, je n’avais pas du tout l’impression de pouvoir exprimer quoi que ce soit à travers cette musique, de par son ancrage populaire, ses manières sur-expressives, tellement peu « classiques » ou « bien élevées ». Cela fut pour moi le début d’un long et passionnant travail d’écoute des compositions d’Enescu et de musique roumaine en général. Depuis, je me sens très proche de cette musique, qui me permet d’exprimer des éléments moins évidents de ma personnalité musicale. J’y trouve une forme de liberté, voire de fureur, un moyen d’exprimer des sentiments de manière très ouverte, sans filtre ou sans masque. Dans cette musique, la violence, parfois même la laideur, est présente – alors qu’elle est évitée, disons chez Mozart ou Beethoven. Avec Bloch et Enescu, la violence du son touche à un certain paroxysme. Quand je les joue, ils me permettent de me « lâcher », en quelque sorte, d’explorer mon versant un peu voyou, d’aller vers certains extrêmes, des abysses de sentiments, qui sortent alors très naturellement. Cette expression plus brute, c’est aussi ce qui rassemble tous les compositeurs de ce programme. Ils utilisent parfois le langage de la dissonance, afin d’exprimer leur révolte par rapport à l’état du monde. Leurs œuvres s’érigent en critique politique ; elles interrogent les limites de la musique – avec ce sentiment que tout a déjà été fait – grâce à une utilisation des instruments plus tendus, plus forts.
Qu’en est-il des interprètes que vous avez invités ? Dix musiciens seront réunis pendant dix jours : ce choix émane-t-il de rencontres régulières ou de coups de cœur, de compagnonnages au long cours ou de découvertes ?
C’est un mélange de tout cela. J’ai déjà joué avec certains de ces musiciens – et pas encore avec d’autres, que je viens de découvrir. Mais toutes sont des personnes avec lesquelles je me sens connecté par une manière absolue de jouer la musique : cela correspond à une nécessité profonde, une réelle vocation. Chacun accepte ainsi une haute exigence de travail, puisque ce répertoire est neuf pour tous. Personne ne va rechigner sur le temps passé à la découverte, puis à la répétition. Au contraire : cette sensation de participer à un mouvement important – la présentation et la transmission sur scène de compositeurs qui ont peu de chance d’être joués – renforce le sens de notre mission artistique. Pour une fois, nous passons à côté des grands « tubes » – et de tout aspect « décoratif » ! Même si nous ne sommes pas les seuls à le faire, cela représente une forme d’audace, extrêmement importante. Nous allons passer dix jours ensemble, afin de préparer ce programme. Toute ces pièces sont éditées, mais peu souvent jouées. Nous ne disposons pas d’un grand nombre de références discographiques. Cela nous permet donc d’expérimenter aussi des voies personnelles – ce qui est plus difficile avec l’interprétation des pièces de Bach, par exemple. Je suis très heureux d’inviter tous ces interprètes à me rejoindre sur la scène du TKM, celle où je me sens, très sincèrement, le mieux au monde. Chaque projet en ces murs est source de joie – et je me réjouis de pouvoir la partager.
Cédric Pescia – Musicien associé
La présence de cet artiste de talent sur notre scène révèle à chaque note combien les liens qui unissent l’acte à la parole sont organiques: la musique est une dramaturgie invisible du monde, au plateau elle est le corps de l’acteur qui danse et l’imaginaire du spectateur qui se fait chair. Au cours de cette nouvelle saison en tant qu’artiste associé, Cédric Pescia continuera à enchanter par l’intelligence de son jeu et sa musicalité exceptionnelle. Avec Omar Porras, il a construit une programmation musicale à quatre mains sur déjà deux saisons qu’il poursuit: après vous avoir fait rêver avec Frédéric Chopin et Alfred de Musset, Robert Schuman et Novalis, ou encore autour d’Érik Satie, les deux artistes vous réservent de nouvelles envolées musico-théâtrales.
D’abord formé au Conservatoire de Lausanne (Premier Prix de Virtuosité), puis à celui de Genève (Premier Prix de Virtuosité également), Cédric Pescia parachève ses études à l’Universität der Künste de Berlin dans la classe de Klaus Hellwig. Pa- rallèlement, il se perfectionne auprès de Pierre-Laurent Aimard, Daniel Barenboim, Ivan Klansky, Irwin Gage, Christian Zacharias, Ilan Gronich et du Quatuor Alban Berg. Il collabore en tant qu’accompagnateur à plusieurs cours d’interprétation de Lied donnés par Dietrich Fischer-Dieskau. De 2003 à 2006, invité à l’International Piano Academy Lake Como, il étudie notamment avec Dimitri Bashkirov, Leon Fleisher, Andreas Staier, Menahem Pressler, William G. Naboré et Fou T’song.
Cédric Pescia a remporté le Premier Prix (Gold Medalist) de la Gina Bachauer International Artists Piano Competition 2002 à Salt Lake City, USA.
Il se produit depuis dans le monde entier et donne des Master Classes aux États-Unis et en Europe. À côté de ses activités de soliste, son amour de la musique de chambre l’amène à jouer régulièrement avec des partenaires renommés; il fonde le Trio Stark avec Nurit Stark et Monika Leskovar.
En 2007, Cédric Pescia est honoré du Prix Musique de la Fondation Vaudoise pour la Culture. Il est également lauréat de la Bourse de la Fondation Leenaards de Lausanne. Pour Claves Records, AEON, La Dolce Volta, BIS, Genuin, il a enregistré des œuvres de Bach, Couperin, Beethoven, Schubert, Schumann, Debussy, Busoni, Enescu, Messiaen, Cage, Suslin et Gubaidulina – albums qui ont recueilli les meilleures critiques.
En 2012, il est nommé professeur de piano à la Haute École de Musique de Genève.
Membre fondateur en 2006 de la série lausannoise de concerts de musique de chambre Ensemble enScène, il est, depuis la saison 2015-2016, musicien associé du TKM Théâtre Kléber-Méleau.