Souventes fois…

Que fais-tu là ?

J’écoute. Je regarde. J’engrange. Je digère. Je parle parfois.

Et ça te suffit ?

Ça me prend tout mon temps. Ça requiert toutes mes facultés.

Depuis quand ?

Oh, depuis l’enfance, la toute petite enfance.

Et jusqu’à quand ?

Je ne sais pas encore – connaît-on la date de sa propre mort ?

Qu’en résulte-t-il ?

Je goûte peu la logique du résultat. Je préfère le rythme des marées, même dans une contrée si peu maritime. Je préfère le va et vient, ce qui est offert et ce qui se refuse, la beauté du geste pour le geste (et le geste peut devenir note, peut devenir mot, partition ou manuscrit – ou demeurer geste)…

L’Art pour l’Art ?

Non, l’art pour la vie, les arts pour soutenir les humains que nous sommes, imparfaits et boiteux, jaloux et vaniteux, vindicatifs, violents. Amoureux, tristes, exaltés, virevoltants et renfermés. Porteurs d’espoirs et de tragédies, gros de secrets, assoiffés de tendresse. Toujours humant l’ailleurs, l’à-côté, le large, les appels de phares au lointain, les cris de goélands. Portés vers le voyage, l’échappée belle, la sortie du quotidien et de ses pièges (les visages qu’on ne voit plus, les chemins éculés, les hontes bues et rebues, les indélicatesses sans conséquences, les divers relâchements musculaires). L’art : pour soutenir ces désirs immenses, plus hauts que les montagnes, plus larges que l’océan, plus profonds que ton cœur.

Qui es-tu pour prétendre connaître mon cœur ?!

Celle qui écoute. Celle qui regarde. Celle qui engrange et digère, parle parfois – et écrit surtout. Celle-ci connaît ton cœur mieux que toi-même.

Parles-tu souvent de toi à la troisième personne ?

C’est une marque de faiblesse, je te l’accorde, que de s’embrouiller dans les conjugaisons, mais comprends-moi, je suis percluse de rêves et de personnages. Tu en fais partie, avec moi. Nous voici mouvant dans les sables et les rythmes inconnus de l’avenir tissé au présent. Le tu est à toi, le je me glisse entre les doigts, le nous fait parfois violence, le on se glisse entre les pierres comme un poisson d’argent, le vous est péremptoire, le reste du pluriel désigne les autres et les place à distance. Tous dans le même bateau, me diras-tu ? En attendant la marée, pourquoi pas, afin de descendre à pied sec et rejoindre nos vies, vos vies, ta vie. Le quotidien d’où nous, vous, tu voudras à nouveau t’échapper. Trouve donc tes lieux d’évasion ! Vois le théâtre, engouffres-y tes désirs et tes craintes. Tu y reviendras, souventes fois… Et tu me demanderas ce que je fais là.

Le 30 mars 2017