On n’est plus fatiguée.

Se sentir au-delà de la fatigue, ça crée autre chose. Ça crée des liens, surtout, avec ses compagnons de fatigue. Ceux des foires, des beuveries, ceux qui testent leurs limites, sifflant une bouteille de vodka à trois avant d’aller en soirée parce que l’alcool est trop cher, après, et qu’il faut se sentir en forme – en forme de quoi ? En forme de bourré ! Pour oser aller vers elle, vers lui, ne plus sentir ses membres engourdis, ne plus être timide, brailler comme les autres. Les compagnons de fatigue c’est le troupeau des pendulaires à six heures du matin s’engouffrant dans le train comme si chacun voulait gagner une médaille aux jeux olympiques. Les compagnons de fatigue entrent dans le magasin cinq minutes avant l’heure de fermeture et endurent le regard mauvais des caissières ou de l’agent de sécurité. Les compagnons de fatigue, ce sont ces jeunes parents qui n’ont plus dormi une nuit entière depuis des mois et n’avaient pas compris à quel point leur vie serait chamboulée avec l’arrivée de l’enfant, mais surtout la qualité de leur sommeil – et se disent que c’était mieux de ne pas savoir, avant, sinon ils ne l’auraient pas conçu, ce gosse. Les compagnons de fatigue ce sont ceux qui ont été pris en otage, ont survécu à l’attentat, frisé l’accident d’avion et ne s’en remettent pas. Les compagnons de fatigue, ce sont tous les traumatisés des jours et des nuits, ceux qui n’osent plus sortir de peur d’être jugés, persécutés, trahis. Les compagnons de fatigue c’est un peuple de l’ombre, parfois tapi mais le plus souvent circulant dans l’espace public, menant une vie à priori normale. Mais voyez : ils sont au-delà de tout, ils ont dépassé les frontières. Si vous leur parlez, vous sentirez cette distance entre vous et eux, une forme irréconciliable et palpable de fatigue cristallisée comme du sucre acide, celui des bonbons qui retroussent les gencives. Voyez leurs yeux, les cernes sous leurs yeux. Ces cernes bleuissent, rougissent, creusent des sillons. Si vous y plongiez vous vous croiriez dans le Grand Canyon. Mais quand ils évoquent leur fatigue, c’est banal. Ils ont entendu les autres en parler aussi, ça s’amalgame : « je suis crevé, oh, j’aurais bien encore dormi une heure ou deux, ah, je suis allé me coucher tard hier, je rêve que d’une chose, c’est de dormir toute la journée, ah, une grasse matinée je sais plus ce que ça veut dire depuis le temps, moi j’aimerais déjà pouvoir dormir une nuit sans interruption, ce qui serait bien en hiver ce serait de s’accorder à notre rythme biologique comme les animaux, ralentir la cadence – non ? On est des animaux, tout de même. » Mais on ne croit plus à la fatigue des autres. Ils pourraient faire autrement, moins. Ils pourraient moins sortir. Ils pourraient moins travailler, ou autrement – plus près. Ils pourraient ne pas prendre le train aux aurores. Ils pourraient repousser le temps de faire des enfants ou ne pas en faire du tout. Ils pourraient refuser les invitations. Ils pourraient annuler les rendez-vous. Dormir au lieu de manger. Se porter pâle pour la journée et récupérer quelques heures de sommeil. Prendre un bain pour doubler la détente. Ils préfèrent se plaindre ? Alors toi tu décrètes que la fatigue n’existe plus, que ce mot galvaudé tu n’en feras plus usage. Tu te trouves en deçà, au-delà : fatiguée, tu ne l’es plus.

Extrait de Ma Ralentie, recueil de prose poétique appuyé sur Henri Michaux, inédit.