On ne croit plus qu’on sait.

Tu n’es sûre que d’une chose : tu ne sais rien. Ce n’est pas nouveau. Chacun l’éprouve à sa manière. Tu abuses des modalisateurs, de certains adverbes. Probablement. Peut-être. Eventuellement. Possiblement. Vraisemblablement. S’y adjoignent toutes les craintes, celle de l’imposture surtout. Tu es là et tu attends qu’on soulève le voile, découvrant ta place mille fois usurpée. Sur l’empreinte de tes pieds à jolie courbure (pieds de statue grecque, légers, aux orteils équilibrés, des pieds qui devraient te donner confiance en la place que tu pourrais occuper sur la planète) sur cette empreinte devrait surgir une autre, ta voisine, cette femme rencontrée un matin à la poste, l’autre jour dans le train, celle qui choisissait ses légumes au marché. Tu devrais te pousser un peu, faire place, parce que tu gênes le passage, là ce devrait être quelqu’un d’autre, de mieux qualifié, plus approprié, mieux calibré, plus intelligent, plus souple, mieux adapté à la fonction, au moment, à la dépense énergétique, au ressort comique, à la gâchette, au jeu de cache-cache, à tout ce qu’il faut pour survivre dans la jungle des villes, dans la jungle des théâtres, dans la jungle des concepts, dans la jungle des réunions de parents, dans la jungle des assurances, dans la jungle des associations, dans la jungle des parkings, dans la jungle des bars, dans la jungle des campings et des piscines et des files d’attente, dans la jungle des opticiens, des examinateurs, des donneurs de leçon, des amis déçus, des enthousiastes de la première rencontre, des aspirateurs aux filtres pleins, des poubelles à descendre, des factures à payer. Dans ces jungles à traverser et où il ne faudrait pas toi mais quelqu’un d’autre, quelqu’un de mieux armé, de plus compétent, un meilleur attaquant, une bête sauvage, quelqu’un qui sache s’imposer et dire : moi je ! Moi je sais parce que. Moi je sais parce que je sais. Moi je sais parce que je sens. Moi je sais parce que j’ai vécu. Moi je sais parce que j’ai vu. Moi je sais parce que j’ai compris. Moi je. Moi je. Moi je suis là et j’en ai le droit. Moi je suis là et vous m’avez vue et vous allez continuer à me voir parce que je suis à ma place et je le sais et personne ne me dira le contraire – et si quelqu’un se lève pour me contredire, ou même reste assis pour me le crier, eh bien j’élèverai la voix pour qu’il se taise, parce que je sais que mes pieds reposent sur un coin de terre à moi, où je me sens bien, ma place et celle de personne d’autre. Ça n’arrivera jamais, ça. A toi, ça ne t’arrivera jamais, cette confiance, ce savoir, cette arrogance en somme. Tant mieux. Tant pis. Peut-être.

Extrait de Ma Ralentie, recueil de prose poétique appuyé sur Henri Michaux, inédit.