Le chargement / Du vent des fantômes

Un container est juché sur son camion, devant le théâtre. L’équipe technique s’affaire à charger le décor dupliqué de La Visite de la vieille dame, en partance pour Bogota. Tôle ondulée orange, logo bleu : bientôt la route puis la mer sur un cargo qui traversera l’océan durant plusieurs semaines, rejoindra les Amériques, passera le canal de Panama. Douze mètres de long, un boyau, comme si le théâtre y emménageait, se déplaçait pour mieux vivre ailleurs. Le canapé est emmitouflé, tous les accessoires protégés par diverses matières en mousses expansées. Règne une atmosphère fébrile – de la folie pure, en somme, de la folie maîtrisée.

Ce chargement de décor est un rappel au réel. Voici une réalité : si le décor ne part pas aujourd’hui, le spectacle ne pourra pas se donner le mois prochain à l’autre bout du monde. Il y a des préparatifs au rêve, des métiers qui se conjuguent, une machine à faire tourner. Il y a aussi de l’huile à insérer dans les rouages – sinon ça rouille – l’attention à consacrer à chacun. Chaque personne tient son rôle. Avec des irremplaçables le monde se construit, sinon c’est plat ou ça ne donne pas de prise. Bannissons la lisseur, ouvrons-nous à la rugosité. Cessons d’avoir peur de comprendre ou de ne pas comprendre. Erigeons la curiosité en vertu cardinale, et foutons-nous du reste. Absorbons l’expérience, oui, sans la laisser nous submerger. Prenons le temps de la mettre à distance. Accueillons tous les déploiements de la pensée, pour essayer de comprendre ce qui nous arrive. A quel moment sommes-nous chargés, déchargés, en partance, en souffrance ?

Le camion a démarré. Noëlle a préparé un repas de fête qui avait la saveur des débuts, des regains. Ça blaguait en cuisine. Certains lieux forment de nouvelles familles, émergeant des limbes – de ces familles qui prennent leur place, qui importent dans le temps et l’espace.

Cette famille elle se constitue aussi grâce à Du vent… des fantômes, « Lucy in the sky with diamonds » la quête des ancêtres et des crânes. On nage dans le méta… le métathéâtre, la métaphore… Le spectacle intègre le déplacement de la terre dans l’espace, le temps, tous les points de l’espace et du temps. Nous voici dans un lieu qui bouge sans le savoir, sans vertige. Les concepts se tressent, entre modernité et fantômes, paléontologie, apprivoisement d’un public frémissant comme des chevaux sauvages : « un empilement de points de vue ». Encore une fois, le texte est présent sur scène et les comédiens s’y rapportent, le tiennent, le posent, le feuillettent, le désignent. Ce qui est écrit fait foi – et touche. « Comment est le spectateur quand il sort ? » Transformé.

Odile Cornuz, semaine du 8 février 2016