La Tragédie comique / Le refuge

Incroyable finesse du spectacle ce soir ; la force de l’imaginaire ; la confiance dans le théâtre – par le talent de l’acteur – pour faire jaillir tous les mondes possible. Jeu entre le comédien et son personnage (le personnage dit « mon acteur »). Inversion des rôles, oui, drôlerie, oui, et puis une telle déclaration d’amour – une déclaration à l’amour même… Il y a un enfant, l’histoire d’une vocation, le renoncement à l’enfance (le personnage devient le relais de cette enfance laissée derrière soi, comme une mue). Il y a le monde parallèle et autonome des personnages en attente de leur auteur… Une forme de l’éloge du mûrissement, du temps qui passe, et des allégories : le Temps qui marche sans se retourner, délicatement, pour ne pas briser les fils fragiles qu’il tire derrière lui ; la Physique, assise à une petite table entourée de livre ; l’Horloge qui n’est pas le Temps ; l’Amour à cheval avec ses flèches aléatoires et parfois mal tirées.

Miettes écrasées dans le foyer ce matin, encore habité par les traces du soir d’avant. C’est le jour des petites réparations, des cartons qu’on évacue, des retouches de peinture. La « GENIE » a arraché un bout de porte en passant, qu’il faut revisser (la « GENIE » c’est une nacelle, une machine qui permet de s’élever pour fixer des éléments dans les cintres). Dans ce théâtre on met donc génie au féminin. Il s’agit de passer les portes, tout de même, en s’élevant le mieux possible.

Tout à l’heure en cherchant le chef technique dans l’atelier côté jardin, j’ai remarqué pour la première fois une planche de bois où est inscrite une devise « En avant vers de nouveaux succès ». Voici une inscription de coulisses, un mot soufflé aux comédiens, aux équipes.

Il faut se diriger vers un renouvellement du sens, de ce que peut signifier un spectacle dans sa singularité pour chaque personne traversée par l’espace-temps, puis de ce que peut signifier un lieu de théâtre pour une communauté. Ce lieu est une pépite, un refuge. Ici le ciel et la terre se trouvent réunis, l’homme et la femme, toutes les nuances de l’amour et de la haine, le délire du temps couplé avec les envolées du sentiment. Comment dire autrement l’intensité de ces lieux ?

Aujourd’hui je viens ici comme dans un refuge. L’endroit où ce refuge est le plus intense, c’est la salle, grâce au rouge des sièges et de la moquette. La scène est occupée par le décor de La Tragédie comique : un plancher foncé de planches ayant vécu ; bordé d’une toile de chanvre couleur sable ; au fond un rideau grenat, suspendu, et un lutrin sur lequel viendront s’éparpiller les feuilles du texte du spectacle. L’espace du plateau, autour, est noir. Ce spectacle explore l’imaginaire dans tous les sens, le déploie, l’honore et le consomme, le partage et le célèbre : un spectacle qui rayonne de joie intelligente, de joie solaire.

Contre le sentiment de la futilité il faut se battre, contre le sentiment d’aléatoire, d’aquoibonisme, pour se diriger vers une fierté de ce qu’on peut partager en face-à-face, en direct, par des moyens qui sont ceux de l’humain et de la répétition, de l’aiguisage des sens et des possibles. Comment explorer mieux ces qualités ? Comment mieux les défendre ? Comment faire comprendre que sans les mots, le maniement des mots, les images, les sons et leurs maniements itou, nous serions incomplets, comme des ébauches, des êtres sans réservoirs, des êtres de surface ? Il faudrait écrire sur l’illusion, la capacité d’illusion, la capacité de désillusion, cette force mentale à alimenter pour poursuivre sa vie, malgré les morts, malgré les guerres, malgré tous les dysfonctionnements. La capacité de croire en l’action – et l’écriture, le théâtre est action. Une action qui nous porte plus loin, nous fait rencontrer des êtres pareillement sensibles, nous projettent dans les univers qui sont les leurs – et par amalgame avec les nôtres deviennent plus grands. Ces conjonctions d’univers, c’est bien de cela qu’il s’agit. Ces conjonctions de pensées, de vertus – et de vices mêmes, ceux pour lesquels on peut se prendre de tendresse.

Le régisseur vient placer les feuilles sur le lutrin, dans un dossier rouge foncé pourvu d’une étiquette blanche et de quatre nouettes noires. Il teste ensuite la résistance de certaines planches du plateau, les pousse du talon, vérifie l’emplacement des quatre petits projecteurs placés sur le devant du plancher, farfouille derrière le rideau. Les projecteurs font leur bruit de projecteurs.

Face à la scène, face au décor de ce spectacle que j’admire, s’imprégner des forces qui règnent ici, qui sont celles dont on peut nourrir sa vie, ses idéaux. Un lieu pour croire. Un lieu pour grandir. Un lieu pour partager. Allez ! Imitez le microscope, peignez un lit d’enfant, sautez sur un cheval, faites la plus belle des choses, ne dites rien sur le petit coussin, changez de lumière, écoutez les orages en phrases, allez sans avoir peur d’aimer.

Odile Cornuz, semaine du 1er février 2016