Autour de Badine

J’appartiens aux lieux, au foyer, aux ateliers, à la cuisine, à la salle, aux escaliers, au plateau, aux coulisses – au lointain. Je suis un œil en action. J’observe les gestes et je les laisse descendre en moi. J’écoute les gestes, la circulation des corps dans chaque espace. Je perçois les échos des actions de chacun.

Que font les comédiens quand ils se rencontrent ? Ils parlent d’autres comédiens, d’autres temps, d’autres productions. Ils évoquent les prouesses ou les ratés des uns et des autres. Ils disent que celui-ci était impayable quand il passait une perruque, que le show se déroulait dans les coulisses, selon la longueur des mèches et le pli de tel pantalon ; qu’un autre avait chu en pleine scène tragique, déclenchant l’hilarité de la salle. En loge, deux comédiens font une italienne sur un canapé. Ils rient de leur rôle, se passionnent pour ses subtilités. Leurs corps s’agitent. Ils sont seuls au monde.

Que font les comédiens quand ils se trouvent sur scène ? Ils respirent l’air de leurs personnages. Ils laissent de la place au doute. Ils ne lâchent jamais. Ils trouvent de l’énergie. Ils répondent oui et non. Ils mettent de l’énergie dans leurs yeux. Ils sont les plus terriens des terriens, ceux dont la présence est décuplée, plus mortels, plus phoques dans la boue – allons-y pour le mystique ! Ils proposent, proposent… Parlent plus fort. Ils vont chercher plus profond. Ils trouvent le bon décrochement, enfin : le soulagement physique – ni psychologique, ni intellectuel – ils trouvent leur corps nouveau. Ils trouvent de quoi habiter les corps de ces rôles, à chaque instant.

Que fait la metteure en scène ? Elle réunit son équipe sur le plateau et la répétition commence. Elle déplie, déploie le texte. Elle pense à l’épreuve du plateau. Elle trie dans les propositions qui surgissent et fait son choix. Elle affine, elle félicite, elle coupe. Elle sait si quelqu’un n’a pas assez dormi. Elle dit que faire du théâtre c’est se raconter des histoires dans l’espace. Elle rappelle la clarté des idées et des phrases. Ça cause sur les intentions du personnage – attends, je cherche ce que tu me dis – et ça renoue, une forme d’explication en actes. Pour aimer, il faut prendre tous les risques ; la peur t’empêche de vivre ; c’est ce qui se joue dans ce texte. Plus on creuse, plus c’est chaud. On arrive au cœur, c’est normal que ça chauffe. Ça pose de vraies questions. Tu dois comprendre tout ce que tu dis, chaque phrase, chaque mot. La mise en scène, c’est une pensée en mouvement, orientée par la chair des comédiens et le dessin du hasard.

Que fait l’équipe de création ? L’une pulvérise de la peinture sur du fer, l’autre l’aide. L’un scie des planches, l’autre pose des affiches sous la pluie. Les costumières parlent matière sous leurs tringles, manipulent leurs mannequins. Elles explorent chaque personnage, pièce de vêtement par pièce de vêtement. L’assistant à la mise en scène court après le temps. A la lumière, ça découpe des gélatines. La responsable de la billetterie consulte ses dossiers. Le responsable financier pianote. Au son, les violons se distendent. Le stagiaire ouvre du courrier. Les responsables du bar s’activent. Les techniciens disparaissent derrière leurs tâches, dans les cintres, en coulisses, à l’atelier. La responsable des nettoyages fait le tour de la maison. L’administratrice réfléchit. La responsable communication arrive bottée de rouge.

Tous travaillent à faire exister cette boîte noire, sol de rouille, château à la splendeur passée où tout part en couilles. Chacun l’habite à sa manière. La rouille domine le spectacle : les relations qui rouillent, l’univers en manque de fluides. Tout ce qui pourrait être fluide, de l’eau sur les plumes du canard, un métal bien huilé, des rotatives d’imprimerie, etc. – mais qui finit par rouiller. Ça rouille parce que la tête se trouve à la place du cœur. Voilà le nœud, voilà le hic. Alors on montre que ça rouille et on tient son propre cœur bien accroché dans sa poitrine.

Si faire du théâtre c’est se raconter des histoires dans l’espace, alors par où commencer ? Par quelles histoires ? Pour dire quoi ? A qui ? De notre réservoir d’impulsions se forment la parole et l’action. Chacun y puise selon sa sensibilité, son goût, son idée de l’engagement. Comment raconter ceci aussi – sur le mode du merveilleux ? Penser aux essayages, aussi, non seulement de costumes mais de réalités. S’essayer, on s’essaie, on se jauge à hauteur de notre exigence face au réel et en permanence, pour voir quelles histoires surgiront du puits, avec quelles paillettes ou quels clous rouillés. Ce qui surgit, tout ce qui surgit du faire, qui ne surgirait pas sans le faire, sans le texte qui passe à travers corps puis par l’épreuve du plateau, porté à bout de bras, offert. La tension monte. Qu’est-ce qui est mis en lumière ? Qu’est-ce qui se tient tapi dans l’ombre ? Quelle est la mémoire des lieux, la mémoire du temps ? Restent des choix à faire. Qui est où quand – qui se trouve à disposition et selon quel corps, à quel diapason ? Tout reste à explorer encore : comment faire corps, faire émulsion – non seulement sur la planète, mais dans l’espace du théâtre, de ce théâtre, ce soir.

Odile Cornuz

11 décembre 2015